Sarah-Linh Tran, co-directrice artistique de Lemaire, lance une maison dâĂ©dition qui consacre son premier livre Ă lâun des plus grands collaborateurs de la marque.
Sarah-Linh Tran rencontra Carlos Peñafiel pour la premiĂšre fois en 2013, alors quâelle et Christophe Lemaire, fondateur et designer de Lemaire, façonnaient les sensibilitĂ©s sensuelles et sculpturales de la marque française. « Ă lâĂ©poque, nous Ă©tions fascinĂ©s par les objets en cuir moulĂ©, comme les vieux Ă©tuis Ă cigares, qui semblent presque magiques, comme sâils renfermaient un secret », explique Tran, co-directrice artistique de Lemaire. Il nâa pas fallu attendre longtemps pour que Barbara Blanchard, alors directrice de casting pour les dĂ©filĂ©s de la marque, remarque leur alignement avec Peñafiel, artiste nĂ© au Chili et installĂ© Ă Paris, et leur fasse dĂ©couvrir son travail. Tran fut frappĂ©e par les sacs en cuir ornementaux que Peñafiel promenait dans Paris, dont un « en forme de poitrine voluptueuse ». Il se rendit Ă lâatelier Lemaire pour une premiĂšre rencontre, et ils sympathisĂšrent autour dâun « amour commun pour les objets ordinaires qui ont le pouvoir de transformer la vie de tous les jours ».
« Nous avons parlĂ© des techniques, de la beautĂ© du cuir, et nous nous sommes mis dâaccord pour faire quelque chose ensemble trĂšs rapidement », raconte Tran. Câest ainsi quâest nĂ© un partenariat crĂ©atif dâune dizaine dâannĂ©es, qui a abouti Ă la crĂ©ation du sac Carlos et du sac Egg.
Une nouvelle exposition itinĂ©rante consacrĂ©e Ă lâĆuvre de Peñafiel, « Wearable Sculptures », a Ă©tĂ© inaugurĂ©e au magasin Lemaire Ă Paris en mars, en mĂȘme temps quâune sĂ©rie limitĂ©e de sacs Ă main conçus par Peñafiel dans ses formes sensuelles caractĂ©ristiques et dans un cuir moulĂ© Ă©purĂ© : un buste, un coquillage et une castagnette. Lâexposition, qui se poursuivra Ă SĂ©oul et Ă Tokyo, est la premiĂšre rĂ©trospective des techniques artisanales de Peñafiel et souligne leur importance dans la garde-robe Lemaire, ainsi que la nĂ©cessitĂ© de revigorer la mode en tant quâespace dâexpression crĂ©ative. Elle prĂ©sente ses piĂšces Ă©vocatrices et artisanales, tels que des chapeaux et des masques, issues des collections passĂ©es et prĂ©sentes, ainsi que des prototypes et des sculptures uniques.
« Au cours de nos premiĂšres sĂ©ances de travail et de nos premiers voyages, jâai appris Ă connaĂźtre Peñafiel comme un homme rĂ©servĂ© qui parlait de maniĂšre elliptique de son processus de crĂ©ation, mais qui avait une approche profondĂ©ment intuitive et expĂ©rimentale des matĂ©riaux », explique Tran.
Le travail de Peñafiel et de Lemaire est empreint de sensualitĂ© : Une cĂ©lĂ©bration commune du corps et une interrogation sur la fonctionnalitĂ© et la chair. « Une dualitĂ© mystĂ©rieuse Ă©merge lorsque les courbes sensuelles des sacs de Peñafiel sont associĂ©es aux lignes humbles des vĂȘtements de Lemaire », explique Tran. « Ils sont comme une lampe magique, un objet de projection Ă©rotique qui stimule le toucher et lâimagination. Ses piĂšces sont des coquilles extĂ©rieures, des objets de dĂ©sir, des amorces de conversation et des amulettes magiques qui rappellent avec humour le pouvoir de lâhaptique, câest-Ă -dire du « toucher avec les yeux ».
Aujourdâhui ĂągĂ© de 76 ans, Peñafiel vit et travaille Ă Paris depuis les annĂ©es 1970. Il sâest spĂ©cialisĂ© dans les sculptures en cuir moulĂ©, inspirĂ©es de la vie quotidienne. Autodidacte, il a produit les surrĂ©alistes chaussures Ă doigts de Pierre Cardin en 1985, avant de passer Ă ses sculptures de sacs organiques et dĂ©licatement dĂ©taillĂ©es pour Lemaire, que lâon a pu voir pour la premiĂšre fois lors du dĂ©filĂ© de lâautomne 2014 de la marque. Son travail est suggestif, humoristique et, comme le dit Tran, il « transcende les catĂ©gories, transformant lâordinaire en quelque chose de vraiment mĂ©morable ».
Lâexposition sâaccompagne de la premiĂšre publication des Ăditions Siegelbaum-Tran, fondĂ©es par Tran. Cette monographie retrace la trajectoire artistique de Peñafiel depuis son dĂ©part de Santiago Ă lâĂąge de 19 ans pour le BrĂ©sil, oĂč il a commencĂ© Ă travailler le cuir, avant dâatterrir en Europe. Le livre interpole les collaborations crĂ©atives de Lemaire, Tran et Peñafiel, ainsi que la transition de Peñafiel des piĂšces originales fabriquĂ©es Ă la main aux prototypes et aux mĂ©thodes de production industrielles pour ses crĂ©ations Lemaire. Outre des photos et des piĂšces extraites des archives de Peñafiel, le livre contient des textes dâAude Lavigne, ChloĂ© Braunstein-Kriegel et Fabien Petiot, critiques dâart et de design.
« Carlos ne se vante pas de son travail, il est plutĂŽt secret », explique Tran, qui espĂ©rait que ce projet Ă multiples facettes aiderait son art Ă atteindre de nouveaux publics. « Je lui ai demandĂ© de tout me dire ». En effet, Peñafiel dĂ©posa toutes ses archives dans le bureau de Tran : des photos, des coupures de presse et des nĂ©gatifs, deux sacs remplis de maquettes miniatures de meubles en cuir et une boĂźte Ă chaussures contenant le modĂšle original des Chaussures Ă doigts. Tran se souvient Ă©galement avoir trouvĂ© des photos, prises par sa collĂšgue artiste Estelle Hanania, qui montrent « lâatmosphĂšre poussiĂ©reuse et quasi archĂ©ologique de son atelier », oĂč se trouvaient les piĂšces de cuir, les formes en plĂątre et les objets sculpturaux de Peñafiel.
Si la collaboration entre Lemaire et Peñafiel commença par de la pure curiositĂ© et de lâadmiration pour son savoir-faire, elle sâest transformĂ©e au fil du temps en quelque chose de plus profond. « Au dĂ©but, il Ă©tait plutĂŽt rĂ©servĂ© â il ne parlait de son travail que lorsquâon le lui demandait â mais au fil de nos sĂ©ances de travail, de nos voyages et de nos conversations, un vĂ©ritable dialogue sâest instaurĂ© », raconte Tran. « Petit Ă petit, il nous a dĂ©voilĂ©s son processus, sa philosophie et la pensĂ©e qui sous-tend ses crĂ©ations ».
Le plus grand dĂ©fi de leur collaboration a Ă©tĂ© dâaugmenter le volume production tout en restant en phase avec le langage artistique indĂ©pendant de Peñafiel : Il sâagissait de « trouver des moyens dâintĂ©grer son travail dans un contexte plus large sans en perdre lâessence », comme le dit Tran. « Il y a quelque chose de magnifiquement irrationnel dans tout cela, mais câest la magie de lâindĂ©pendance de Lemaire ».
Contrairement aux sacs en cuir traditionnels, qui sont assemblĂ©s par des coutures et des panneaux, le sac Carlos de Peñafiel a Ă©tĂ© conçu comme un objet moulĂ© sans couture. En tant que tel, il nĂ©cessite une approche totalement diffĂ©rente sur le plan de lâartisanat et de la production.
Peñafiel façonna le sac Ă la main, affinant ses courbes dans lâargile et le plĂątre afin de crĂ©er une forme organique et ergonomique, qui sâadapte naturellement au corps tout en conservant une forme solide et sculpturale. Son moule fut ensuite numĂ©risĂ© et transformĂ© en mĂ©tal, permettant ainsi Ă une usine de le produire en plus grande quantitĂ©. Cette Ă©tape fut particuliĂšrement dĂ©licate, car le cuir peut se comporter de maniĂšre imprĂ©visible lorsquâil est humide et Ă©tirĂ©. « Lâaugmentation de la production est toujours un dĂ©fi : les machines ne peuvent pas reproduire la subtilitĂ© du travail Ă la main, il a donc fallu procĂ©der Ă des ajustements », explique Tran.
Le travail a manifestement portĂ© ses fruits : en fĂ©vrier 2020, Peñafiel lui-mĂȘme dĂ©fila sur le podium Lemaire avec leurs crĂ©ations. A-t-il fallu le convaincre ? « Non, cela sâest fait naturellement », affirme Tran. « Carlos, comme de nombreux mannequins avec lesquels nous travaillons depuis tant dâannĂ©es, fait partie de la famille.
La maison dâĂ©dition est un rĂȘve de longue date pour Tran, et sa monographie de Carlos Peñafiel nâen est que le dĂ©but. « Le nom Siegelbaum vient du cĂŽtĂ© maternel de la famille. Il signifie « le sceau de lâarbre » et, plus concrĂštement, fait rĂ©fĂ©rence Ă la cime de lâarbre oĂč les mouettes viennent se reposer », explique-t-elle. « Pour moi, il est liĂ© Ă lâamour des livres, des images et de lâexploration â un sens de la curiositĂ© et de la dĂ©couverte transmis par ma famille. Cet esprit se trouve au cĆur de cette maison dâĂ©dition ».